Hier, il pleuvait des feuilles. Un vent constant balayait les arbres qui se dégarnissaient à vue d’œil comme une tête bien chevelue sous les coups de ciseaux d’un coiffeur trop vitaminé. Je marchais dans la forêt sous cette pluie flottante et colorée, je tendais le bras pour capter cette feuille fauve qui au dernier moment, d’une feinte agile, s’échappait de ma poigne laissant mes doigts se refermer bêtement sur ma paume.
***
La poésie est un jeu, une tentative d’attraper l’indicible. Par un bon, un son, une résonance, du bout des doigts, au dernier instant, agripper ce mystère flottant. Le sentir crépiter au creux de ma main, le moudre pour que sur les lèvres se forme un sourire, une luisance sur l’œil, un mouvement sur le cœur.
Et la plupart du temps, toujours, l’essai se fera, comme on le dit si justement, dans le beurre. Le mystère pourrira tout l’hiver sous la neige, ira nourrir pour le reste des temps, ses frères.
***
On était en octobre, dans le thème des feuilles. Chaque enfant devait personnifier un bourgeon; on était prêts, on connaissait le jeu, on avait hâte. Je savais déjà le succès de l’activité. Mon ton était faussement sévère. Mon sourire, en coin.
– Allez vous placer en petite boule dans un coin de la classe!
Ça se précipitait. Certains allaient se lover sous une table, à travers les chaises.
– Non, pas sous une table, vous manquerez d’espace!
Ça obéissait. D’autres s’agglutinaient entre amis.
– Non, non dispersez-vous, ça va être plus facile!
Des retardataires indécis tournaient en rond et ne savaient plus où se mettre.
– Allez, trouvez-vous une place, juste là, là, sur le tapis, c’est parfait!
Finalement, j’avais mon jardin de petits bourgeons bien enroulés. Ça ricanait. Ça jetait des coups d’œil. C’était parti, l’histoire commençait.
– C’est l’hiver, il fait froid. Vous êtes un petit bourgeon, tout rond sur une branche, tout gelé, tout serré.
Les enfants jouaient le jeu, la tête cachée, les bras serrés sur les genoux, ça tremblait tellement ça forçait. Et ça ricanait encore.
– Chut, ça ne fait pas de bruit un bourgeon!
Je continuais.
– Le printemps approche, il fait plus chaud, le petit bourgeon se desserre, il gonfle un peu.
Ce n’était pas facile de mimer un bourgeon qui dégèle.
– Détendez vos muscles, ramollissez-vous!
Certains se retrouvaient couchés sur le plancher.
– Restez en boule, mais une boule plus grosse!
Je voyais des contorsions, des bras qui formaient dans les airs une grosse boule, c’était drôle. J’enchainais.
– Le printemps est arrivé, un bon matin, pouf! le petit bourgeon éclate, une toute petite feuille verte apparait.
Les enfants relevaient la tête, tombaient sur les genoux ou se dépliaient complètement. Certains commençaient à trouver ça long, les jambes et les bras faiblissaient.
– La petite feuille grandit tranquillement, très, très tranquillement.
Les corps se relevaient, parfois avec une lenteur exagérée, d’autres, impatients, se retrouvaient debout le temps de le dire. Je poursuivais, le ton délassé.
– C’est l’été, il fait chaud, on est bien, les familles vont à la plage, on entend les enfants dans les piscines, la feuille est grande, toute verte, toute déployée, elle flotte doucement au vent.
Tous, debout et rayonnant, on était fiers d’être devenus une belle grande feuille, oscillant doucement confortable, le bras en l’air, accrochés à notre branche. Et le temps avançait.
– L’automne approche, les enfants retournent à l’école, il fait de plus en plus froid, on enfile nos pantalons, il vente, la feuille change de couleur, rouge, jaune, brune, elle se dessèche, se ratatine.
Mimer une feuille ratatinée est encore plus difficile qu’un bourgeon boursoufflé. On inventait. Le corps prenait toutes les pauses, les doigts se crispaient, le tronc se cambrait.
– Puis, un bon jour d’automne, le jour de l’Halloween, un énorme coup de vent souffle et ce vent emporte la feuille…
Et je commençais à chanter ce refrain connu.
Les feuilles d’automne
Emportées par le vent
En ronde monotone
Tombent en tourbillonnant
Et les enfants-feuilles courent autour de moi, et dansent, virevoltent, tournoient, habitent la classe, y donnent toute sa beauté.
***
J’ai contemplé ce tableau -comme tant d’autres- plusieurs fois par année pendant au moins trente ans. C’était la plus vraie des poésies. Nous ne le savions pas. Nous ne voulions rien attraper. Nous ne tentions rien. Nous étions ensemble, inconscients de tous mystères.
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